Autobiographie

Enfance et formation à Strasbourg (1895-1915)

Ma famille est alsacienne, de souche française, bien que lorsque je suis née à Strasbourg en 1895, la ville était alors allemande. Ce qui fait que j’ai été imprégnée d’une double culture. Le fait d’avoir été élève dans une école allemande, d’être, par la suite, allée à Berlin alors que j’étais encore jeune m’a beaucoup marquée. Je suis un peu, de ce fait, à double face. Arp, d’ailleurs, était dans le même cas.

Mon père était dans les affaires, mais il s’intéressait énormément à l’astronomie. Il lisait de nombreux livres sur ce sujet et savait beaucoup de choses qui m’étonnaient. Quand j’étais très jeune, il m’a dit un jour en me montrant du bois : « Tout cela vit, tout cela c’est de l’électricité. » C’était pour moi très extraordinaire. Ma mère descendait de la famille des frères Ratisbonne, des banquiers strasbourgeois convertis au catholicisme à la suite de visions et fondateurs de la Congrégation de Notre-Dame de Sion. C’est pourquoi il y a dans ma famille, du côté maternel, même maintenant, un caractère très mystique ; mais moi, je ne suis pas mystique. Ces antécédents expliquent peut-être la tendance très marquée de mon travail vers la spiritualité. Ma mère était également très musicienne, comme toutes les personnes de ce côté de ma famille. Elle faisait beaucoup de piano, elle déchiffrait admirablement et elle suivait tous les concerts.

Ma mère m’emmenait au concert, et la musique me bouleversait, sous toutes ses formes : j’ai entendu du Schönberg très jeune, par exemple, et j’ai trouvé cela magnifique, ce qui était quand même assez étonnant. Je crois que c’est d’ailleurs simultanément que j’ai eu des contacts avec la musique et avec la peinture. Mais si sur le plan de la musique, la culture strasbourgeoise était très avancée, sur le plan de la peinture, elle était nulle. J’ai toujours aimé dessiner et, de très bonne heure, je suis allée dans une école de la peinture et de dessin où l’on a commencé par me faire faire des ellipses au fusain pour assouplir ma main. Puis, très rapidement, j’ai dessiné des natures mortes, de têtes, et même le nu. Cette école, qui était dirigée par une mademoiselle Gross, n’était, après tout, pas mal. C’était le peintre Émile Schneider qui faisait la correction et, à l’époque, j’ai réussi à travailler un peu avec Ritleng et également avec Josef Sattler.

Souvent, le dimanche, nous allions dans les Vosges et, en passant par Colmar, nous allions à Unterlinden voir la Crucifixion de Grünewald. Cela faisait, en quelque sorte partie de l’excursion. Pour moi, cela a été une chose immense, une révélation : l’humanité bouleversante et l’expression plastique ensemble : le doigt qui se prolonge à l’infini…, toutes ces choses je les sentais, je les voyais.

Toute petite aussi, une fois, nous sommes allés à Munich et nous avons visité la Pinacothèque. Ma mère, qui avait un tempérament très artiste, regardait toutes ces crucifixions avec une énorme compréhension, alors que moi, j’osais à peine regarder. J’avais une espèce de pudeur, un immense respect.

A dix-neuf ans, j’ai eu la visite du peintre Simon Levy qui est un artiste remarquable dans son genre. Il m’a parlé de Van Gogh, de Cézanne, il m’a ouvert à tout ceci que je ne connaissais pas du tout à l’époque. Alors, j’ai fait venir des livres, je les ai regardés, étudiés, et c’est alors que j’ai voulu quitter Strasbourg car je me suis parfaitement rendu compte qu’il n’y avait aucune ouverture possible et que je ne pourrais pas y rester.

A ce moment-là, c’était le début de la guerre : on ne pouvait pas aller à Paris. Il n’était possible que d’aller en Allemagne, à Munich ou à Berlin.  Finalement, comme on m’avait dit que Berlin était plus intéressant que Munich, je me suis décidée pour Berlin.

Berlin (1915-1918)

C’est là que je suis devenue une élève de Corinth dont j’avais vu des reproductions dans des catalogues. Cela m’avait impressionnée, c’était autre chose que ce que l’on voyait à Strasbourg. Ce n’était pas encore un réel aboutissement, mais c’était beaucoup plus ouvert. Je sentais qu’il y avait là une voie, une possibilité de démarrer.

A Berlin, j’ai rapidement découvert les artistes du Sturm dont j’ai vu les expositions et cela m’a beaucoup attirée. Mais j’étais seule et je n’avais personne de vraiment qualifié dans mon entourage. J’avais en moi une hésitation, je n’osais pas. Je me disais : « Si je fais cela, est-ce une chose dans laquelle je vais vraiment aboutir ? » Et puis, je voulais aussi apprendre à dessiner. C’était ma hantise de savoir dessiner car quand j’ai commencé, je travaillais par taches de couleur et on me disait : c’est très bien, mais c’est mal dessiné. Alors, je me suis mise à dessiner, à essayer de faire des formes qui correspondent aux formes de la nature et qui soient, en quelque sorte, justes.

C’est pourquoi, à Berlin, j’ai d’abord fait du nu le soir de 5 heures à 7 heures, puis j’ai travaillé le matin avec le peintre Eugène Spiro. C’était un portraitiste qui était l’oncle de Balthus un homme cultivé, intelligent et ce qu’il faisait n’était, somme toute, pas mal. Il était très en vogue à Berlin, vivant dans un bel atelier, mais il ne m’a pas donné ce que m’ai apporté Corinth dont il n’avait pas l’envergure. Son travail était surtout intelligent, alors que celui de Corinth, c’était la force brutale – comme Léger, d’ailleurs, dans un autre domaine. J’aime assez ces artistes qui ont en eux quelque chose de brutal, qui s’exprime par le fond.

L’enseignement de Corinth, c’était l’enseignement de beaucoup de peintres. Au fond, il n’y a pas d’enseignement. C’est l’approche de la personnalité d’un être qui donne un choc. On peut enseigner une proportion ou des choses de ce genre, mais l’art, lui, ne s’enseigne jamais.

À l’époque, j’ai vu beaucoup de peintures expressionnistes. J’ai vu les artistes du Sturm : Jawlenski, Kokoschka, Nolde, Pechstein, Marc, mais je ne pense pas avoir dans mon travail cette nuance. Le domaine de l’expressionnisme ne m’est pas donné, car j’ai l’impression que mes œuvres sont trop sereines pour être expressionnistes. Par contre, les « tics » des artistes expressionnistes m’ont beaucoup intéressé. J’ai aimé l’exaltation de la couleur, de la forme. Cette force d’expansion est une chose que j’ai recherchée, qui est voulue et consciente dans les peintures d’alors.

Aux expositions de la « Sécession », il y avait des peintres français, des cubistes et des gens comme Delaunay  – dont je trouvais la peinture très belle mais un peu inquiétante – ou Marie Laurencin. Cela m’intéressait beaucoup, mais je n’étais pas encore mûre pour cette sorte de peinture. Il fallait peut-être une certaine éclosion. Je n’ai jamais essayé de faire quelque chose que je n’assimilais pas totalement.        

En 1918, après la fin de la guerre, je suis rentrée à Strasbourg et je me suis mise à peindre seule, dans mon coin. J’ai alors beaucoup aimé travailler seule, n’avoir personne autour de moi et faire des recherches. J’ai fait des compositions libres que malheureusement je n’ai plus. J’ai peint des christs avec des croix vermillons, des tableaux où j’exaltais la couleur. C’était, en somme, une sorte de prolongement de mes contacts avec la peinture expressionniste. J’ai fait aussi, à la même époque, des portraits de fillettes. Et je suis restée à Strasbourg jusqu’en 1920.

Avant-gardes parisiennes (1920-1935)

Si, en 1914, il n’y avait pas eu la guerre, je serais venue tout naturellement à Paris. C’est donc là que je suis venue en 1920. Je me suis installée dans une pension de famille, rue Lauriston, mais je passais mes journées à Montparnasse. J’allais à l’atelier d’Arraujo que j’avais connu par une femme peintre, Jacqueline Baumann, qui le tenait pour très remarquable. Dans son atelier venait travailler Dubuffet qui était tout jeune, mais avait beaucoup d’enthousiasme, Souverbie, Suzanne Phocas qui fut la femme de Metzinger et d’autres dont on ne sait plus rien. On y faisait du dessin, de la peinture. Il m’a fait faire aussi des petits dessins avec des formes très géométriques. C’était très intéressant, mais il était un peu farfelu. Puis il est reparti pour l’Amérique et l’on n’a plus entendu parler de lui.

En arrivant à Paris, j’avais découvert tout un aspect de la peinture. J’ai vu et revu des Cézanne. Cézanne m’a marquée. Il est resté pour moi un sommet de la peinture moderne. J’ai vu également des Picasso de la période bleue, de la période rose. Tout ce que j’ai vu de Picasso m’a fait une impression profonde. J’ai toujours senti, en somme, dans ses œuvres l’essence de Picasso, quelque chose d’inimitable et d’unique qui est dans chaque ligne, qu’on retrouve dans tout ce qu’il fait.

Après Arraujo, je suis allée à l’Académie Ranson. Il y avait comme professeurs Maurice Denis, Vuillard, Latapie et Vallotton qui ne faisaient pas de corrections… Nous avions même un élève contestataire : Christian Bérard. L’ambiance était intéressante et l’on a beaucoup travaillé. Je ne m’entendais pas avec Maurice Denis, mais, par contre, j’accrochais bien avec Vuillard et je faisais ce que je voulais. Je n’y suis cependant restée que deux mois. D’une manière générale, je ne fais que passer, je ne reste pas. J’étais restée un an à Paris, puis je suis repartie à Strasbourg. J’ai recommencé à travailler seule. J’ai « digéré » ce que j’avais vu et fait de nouvelles recherches. Mon travail évoluait. À ce moment-là j’intellectualisais ce que je faisais. C’est ce que j’ai fait par la suite en devenant cubiste, puis abstraite. Je me rappelle une énorme nature morte avec beaucoup de pommes, et je cherchais la rondeur de chaque pomme.

En 1923 je suis partie pour Zurich afin de suivre certains cours de philosophie à l’Université. Lipp, par exemple, analysait Kant et cela m’intéressait beaucoup.

A l’hôtel où j’habitais, j’ai vu de grandes toiles retournées dans le hall sur lesquelles était marqué le nom de Munch dont je connaissais et aimais déjà l’œuvre. Je suis allée chez le portier lui demander si Munch était à l’hôtel. Il y était, en effet, et je l’ai trouvé dans la salle à manger. Quand il en est sorti pour aller dans la forêt qui était derrière l’hôtel, je l’ai suivi et appelé. C’était tout à fait improvisé et très drôle. Je lui ai dit que je le suivais parce que je connaissais sa peinture et l’aimais beaucoup. Dès lors, tous les deux jours, nous avons passé une soirée ensemble. Il était foncièrement humain, extrêmement vivant, ayant beaucoup vécu et étant passé par bien des choses, ayant connu la vie à fond. Lui aussi, comme Corinth, comme Léger, avait cette espèce de force brutale dans l’expression. Il y a une force inouïe dans le Cri. Je me suis assez intéressée aux artistes qui avaient cette note. Pourtant Munch n’a eu aucune influence sur mon travail. Il ne savait même pas que je peignais, je ne le lui ai jamais dit. Il me prenait pour une femme de lettres.

Après six mois passés à Zurich, je suis revenue à Paris et j’ai travaillé à l’Académie moderne, où Othon Friesz faisait la correction. Comme je voulais faire mes propres recherches, j’ai demandé s’il m’autorisait à ne pas prendre sa correction. Friesz avait accepté et le matin où avait lieu la correction, je m’en allais au Luxembourg. Par la suite, d’ailleurs, il s’est intéressé à moi.

Après ce séjour à l’Académie moderne, je suis retournée à Strasbourg, en 1924. À ces moments -là, je me repliais sur moi-même et je faisais mes recherches. Je m’isolais des autres. Je me suis souvent demandé si, sans ces replis sur moi-même, je serais arrivée à m’exprimer avec la même intensité. Évidemment, en s’isolant beaucoup, on crée autour de soi une solitude qui n’est pas propice. Je pense aujourd’hui que si je devais recommencer, j’agirais peut-être différemment. J’essaierais d’être plus adroite, plus avertie, plus intelligente, alors que j’ai éliminé très facilement des choses que j’aurais pu et probablement dû faire, qui m’auraient située.

L’année suivante, je me suis installée à Paris où je suis restée jusqu’en 1930. J’ai commencé par aller dessiner le nu à l’Académie de la Grande Chaumière. J’ai beaucoup aimé y travailler, je m’y sentais libre. Il y avait des ateliers avec modèle où personne ne s’occupait de vous. On payait à la journée et peu de gens faisaient des recherches : presque tous copiaient le modèle. Parmi les peintures qui venaient y travailler, il y avait Loutreuil et une femme, aussi, Erasmina Bertza, qui s’installait au milieu de l’atelier et faisait – avec un énorme courage – des carrés et des formes géométriques. Le modèle disparaissait complètement, c’était très intéressant. J’ai admiré sa force de caractère de s’isoler ainsi dans une foule. Elle était d’une nature sauvage et ne parlait à personne, sauf à moi. Ce qu’elle faisait était très remarquable. Elle a, par la suite, travaillé passagèrement avec Léger et Ozenfant qui s’intéressaient à elle et, en fin de compte, elle a exposé à Berlin, au Sturm.

Moi, je travaillais d’après le modèle, mais j’inventais. Le modèle n’était qu’un petit point de départ, il me permettait de m’évader. Dans un nu de cette époque, j’ai détaché le bas du corps et j’en ai fait ce que j’ai voulu. C’est cela le début du cubisme dans mon œuvre. Ma peinture était très libre. Cela a beaucoup intéressé Léonce Rosenberg qui s’est sincèrement intéressé à moi.

Je fréquentais sa galerie, celle aussi de son frère Paul Rosenberg. J’ai aussi bien connu Paul Guillaume qui m’a présentée à Barnès que ma peinture intéressait beaucoup. C’est lui qui m’a fait découvrir Soutine qu’il trouvait beaucoup plus beau que Van Gogh. C’est également par eux que j’’ai découvert l’art nègre. Paul Guillaume m’a dédicacé une revue : « À mademoiselle Marcelle Cahn qui a été touchée par la grâce nègre. »

Mes intérêts en peinture étaient alors dominés par les œuvres de Picasso, de Léger et de Juan Gris. J’ai beaucoup aimé Léger. Je l’aime encore : je sens devant ses œuvres exactement ce que j’ai ressenti à l’époque, cela n’a jamais changé. Il y a en Léger quelque chose de grand. Il a un détachement par rapport aux choses qu’il replace dans notre quotidien qui me touche profondément. J’aime aussi sa couleur. Je la trouve belle, absolue. Il a une couleur spirituelle. Si spirituel que puisse être Léger en apparence, il a touché les choses à leur racine, en profondeur.

Il y a aussi quelque chose qui me préoccupait beaucoup et qui fait qu’il y a eu des retours en arrière dans ma peinture : ce sont les Primitifs. Leur imagerie transposée en quelque chose d’immuable et de total m’a à la fois séduite et préoccupée. Quand je revois Giotto, je revois toujours cette même chose : cette figuration, qui n’est plus une figuration, qui est déjà une chose abstraite, mais qui reste toujours extrêmement humaine. Dans le fond, j’ai toujours aimé les peintres qui cherchent à créer un absolu de la peinture.

C’est par Léonce Rosenberg que j’ai connu Léger, et je suis allée dans son académie. Tout en continuant à faire du nu à la Grande Chaumière, je travaillais à L’Académie moderne en même temps que Florence Henri, Carlsund, Franciska Clausen qui est venue d’Allemagne un peu plus tard, Christian Berg, un sculpteur qu’Ozenfant aimait beaucoup, Grabovski et sa femme Nadia Grabovski qui est devenue Nadia Léger. Léger n’était pas autoritaire, mais tout le monde travaillait sous son ordre d’idées. Quelques-uns d’entre nous – dont moi – on fait des essais de peinture abstraite. Mais Léger était contre. Il m’a dit : « Vous ne savez plus où vous allez », alors que Léonce Rosenberg qui avait vu les mêmes œuvres me tenait au contraire pour une personne entièrement libérée.

Léger essayait toujours de nous ramener vers la nature. On fabriquait, avec un échafaudage de chaises, un modèle sur le podium et chacun choisissait l’élément qui l’intéressait et faisait une composition.

Un peu plus tard, Ozenfant a rejoint Léger à L’Académie moderne. Tantôt l’un faisait la correction, tantôt l’autre. L’emprise d’Ozenfant était certaine : il exigeait qu’un fond soit refait, qu’une forme soit élaborée. C’était un éducateur. Il m’a secouée. À mes débuts, je peignais très vite. C’est lui qui m’a fait peindre proprement. Je me suis mise à peindre très lentement et, depuis, j’ai gardé cette habitude.

Ozenfant a eu sur moi une influence véritable, et je pense que le purisme est présent dans mes choses abstraites. C’est d’ailleurs ce qu’on me reproche. Je suis marquée par ce dépouillement total, absolu, du purisme. Je pense que mes œuvres linéaires depuis 1952 sont une forme puriste de l’abstraction géométrique. La ligne est ce qu’il y a de plus pur, de plus absolu, et c’est elle, finalement, qui m’a dominée.

À cette époque, j’ai également commencé à fréquenter les peintres. J’ai connu Baumeister en 1927. Il est venu à Paris cette année-là et a fait une exposition à la Galerie d’Art Contemporain, dans le haut du boulevard Raspail. Il exposait de ses sujets sportifs et aussi quelques peintures abstraites. Cela m’a plu énormément. Je lui ai parlé, et par la suite, il venait me voir souvent avec sa femme. Il m’a donné beaucoup de conseils. J’ai beaucoup appris de Baumeister sur les rapports de finesse, sur des recherches parfois un peu théoriques dont je ne me suis pas servie ; mais cela a été pour moi un apport. Un peu comme Survage que j’ai connu à la même époque et qui venait me voir souvent. Il s’est beaucoup intéressé à moi. Il était contre Léger, opposé à son enseignement, Il disait : « Il n’y a pas de rapports de couleur chez Léger, ce ne sont pas des rapports. Il faut chercher le rapport. » Il me corrigeait beaucoup. Léger ne vous enseignait rien, alors que Survage critiquait d’une façon logique qui me plaisait. À l’époque, je ne comprenais pas encore dans son travail ce que j’ai vu plus tard : sa recherche spatiale qui est extraordinaire. Survage a dans sa peinture une recherche spatiale qu’ont peu de spatiaux. Il a vraiment senti l’espace dans ses œuvres, c’était très exceptionnel.

J’ai rencontré aussi Alfred Reth qui m’a beaucoup intéressée, Marie Vassilieff qui faisait des poupées pour Poiret et qui était très vivante et très sympathique, Tutundjian que j’ai connu chez Rosenberg, dont je trouvais le travail très beau et que je sentais assez près de moi, Carlsund qui était furieux de me voir faire du cubisme, et aussi Zadkine, Suzanne Valadon, Louise Hervieu, Larionov et Gontcharova…

C’est Léonce Rosenberg qui, le premier, a montré mes tableaux. En 1926, j’ai participé à l’exposition de la Société Anonyme. On m’avait dit que c’était Duchamp qui était chargé de réunir les œuvres. Je suis allée le voir un matin, avec une toile sous le bras, à l’hôtel Istria, rue Campagne Première, où il habitait. J’ai frappé, je suis entrée. Il était encore couché et n’avait pas encore pris son petit déjeuner. Le plateau était par terre. Il m’a dit : « Voulez-vous me passer mon plateau ? », ce que j’ai fait. Je lui ai dit que je venais à cause de cette exposition et que je lui apportais une peinture. Il l’a prise.

J’ai aussi participé alors à Art d’Aujourd’hui. C’était une exposition fondamentale, la première exposition internationale des tendances actuelles de l’époque. On peut dire qu’à l’exception de Braque, tous les maîtres et sous-maîtres des recherches de l’époque étaient représentés. Poznanski, qui avait organisé l’exposition et fait la préface, était certainement quelqu’un de très averti. Toutes ces formes d’avant-garde cohabitaient très bien. À l’entrée, il y avait une salle où étaient Arp et les Surréalistes, puis une grande salle au centre de laquelle il y avait Léger. Dans cette salle, il y avait deux peintures de moi : la composition abstraite de 1925 et L’Évier, de l’autre côté des œuvres de Franciska Clausen. Dans la même salle étaient réunis les Constructivistes : Vordemberghe-Gildewart…et Klee.

Dans une ou deux petites salles, on avait mis Picasso et les cubistes. J’ai encore une critique de Maurice Raynal disant que c’était sûrement Léger qui avait fait l’accrochage et que c’était la raison pour laquelle les autres étaient ainsi relégués. Arp m’a beaucoup intéressée. C’était pour moi quelque chose d’étrange, de très surréalisant, pas du tout le Arp de plus tard. Ce qui dominait, à mon avis, chez Arp, c’est la poésie. Elle prédomine même dans ses œuvres constructivistes. La poésie prend le pas sur la construction et sur l’expression surréaliste. Il y a une totalité dans ses œuvres. Il est poète avant tout, le poète parle même quand il construit. J’étais à l’époque assez classique – d’ailleurs, je le suis restée – cela m’intéressait mais n’était pas aussi clair, aussi net pour moi qu’une peinture de Léger.

Les surréalistes, de toute façon, m’intéressaient énormément. Il s’en est fallu de peu que je ne sois passée dans l’autre camp. Un ami strasbourgeois m’avait suggéré d’aller voir Breton en allant à Paris. Il m’a donné un mot d’introduction et je suis allée chez les Breton. Ils habitaient rue Fontaine. Breton était marié, à l’époque, avec Simone Collinet. Je me suis merveilleusement bien comprise avec eux. Il y avait Breton, Aragon, il me semble qu’il y avait Naville. On parlait, on regardait des peintures. J’étais tout à fait à mon aise dans ce milieu. Après, nous sommes allés au Café Cyrano où ils avaient leurs réunions. Là, je suis restée un peu, puis je suis partie. Cela m’avait beaucoup intéressée, et même dans un certain sens bouleversée, car cela m’était très proche. Je me suis trouvée d’emblée intégrée à leur milieu. Mais, j’avoue, je suis timide, et je n’y suis pas retournée. Il n’y avait aucun obstacle à mon adhésion. C’était la grande période des surréalistes. Le manifeste, le Poisson soluble, c’était beau. Pour moi, Breton, c’est un grand homme. Il l’est resté. Un homme merveilleux, merveilleux.

En 1926, j’ai participé à deux expositions des élèves de Fernand Léger. L’une à la Galerie d’Art Contemporain, l’autre chez Fernand Aubier. A l’époque, Aubier m’avait acheté une peinture et voulait me garder comme peintre de sa galerie. Il m’a exposée dans un groupe avec Suzanne Roger, Metzinger et Chirico. Pour des raisons strictement personnelles, je n’ai pu accepter le contrat qu’il voulait me faire. Aubier était enthousiaste pourtant et il m’avait dit que cela marcherait pour moi. Il pensait qu’il lui suffirait de trouver dix amateurs.

Walden aussi trouvait cela très bien. J’avais fait sa connaissance à Paris, chez Medjes qui faisait des maquettes de décor de théâtre. Walden m’a proposé une exposition au Sturm à Berlin que j’ai refusée alors… Vous savez que je me suis toujours tenue trop à l’écart… Il a publié la reproduction d’un de mes tableaux dans le Sturm, et il souhaitait d’ailleurs tout publier mais j’aurais dû payer tous les clichés, ce que je n’ai pas voulu faire. Je suis restée par la suite en rapport avec lui ; il s’est enfui en 1933, je crois qu’il a très mal fini en Russie. C’était un extraordinaire découvreur.

En 1929, j’ai reçu une invitation de Michel Seuphor, que je ne connaissais pas personnellement, à participer à Cercle et Carré et j’y ai donné suite. Nous avons d’abord fait au Café Voltaire des réunions plus amicales que théoriques. Il faut dire que Seuphor a fait à l’époque, alors qu’il n’était qu’un tout jeune homme, un travail fondamental. Il a su voir loin. Il a reconnu, à l’époque, l’importance d’un Mondrian qui n’était encore que le parent pauvre d’un Léger, d’un Ozenfant.

Pour avoir fait ce qu’il a fait, pour avoir su reconnaître ce qu’il a reconnu, il m’apparaissait comme un artiste. Une œuvre plastique n’est pas toujours nécessaire pour situer quelqu’un. Avoir situé d’emblée Mondrian me paraît extraordinaire car, même à Cercle et Carré, Mondrian était je crois considéré comme un parent pauvre par rapport à Kandinsky, à Léger, à Ozenfant, à Pevsner, à Arp ou à Sophie Taeuber qui avaient une renommée extraordinaire. Vantongerloo aussi était important à l’époque. Gorin, lui, m’intéressait beaucoup pour ses constructions spatiales colorées.

J’avais exposé quatre toiles : La femme à la raquette, Le Globe, La Rame, et L’Allumette, une petite toile du même style que j’ai détruite.

À Cercle et Carré, on était assez éclectique et je trouve que ce n’était pas mal. À Art Concret, ils étaient, dans un sens, plus théoriciens. La preuve en est que Hélion et Tutundjian ont par la suite fait tout autre chose, donc la théorie à ce moment-là a prévalu chez eux sur l’adhésion sensorielle. Je crois que dans un sens nous avons tous plus ou moins été cahotés entre les deux possibilités de l’abstraction et de la figuration. Je trouvais très beau tout ce qui était dans la revue « Art Concret », ça m’a beaucoup intéressée. Ils allaient plus loin. Moi, je n’étais pas aussi loin qu’eux, j’étais un peu en retrait. J’avais malgré tout subi l’influence de Léger qui me disait : « Vous ne savez plus où vous allez. »

Après l’exposition de Cercle et Carré, j’ai quitté Paris, je suis restée en contact avec Vantongerloo, mais je n’ai pas gardé de rapports personnels avec Mondrian avec qui je parlais beaucoup à Cercle et carré et qui c’était intéressé à moi ; nous nous comprenions très bien. Je suis retournée à Strasbourg parce que ce qui m’intéressait vraiment, c’était de travailler, de peindre. Seuphor est parti en 1930 et le n° 4 de le revue « Cercle et Carré » n’a pas paru. C’est dommage, il y a eu une rupture sans laquelle je crois que « Cercle et Carré » aurait clarifié beaucoup de choses.

À Strasbourg, je peignais, je dessinais, mais je ne suivais pas l’actualité artistique. Je suis revenue à Paris en 1932, mais je n’ai pas renoué avec les gens que je connaissais.

Otto Freundlich m’avait demandé des reproductions pour Abstraction-Création, mais pas carrément une participation à l’exposition. Je n’ai rien envoyé, je n’ai pas vraiment réalisé la portée de la chose.

En 1934, j’ai exposé chez Bernheim jeune avec le groupe des musicalistes ; Valensi, en effet, habitait non loin de chez moi, il m’a demandé deux toiles et je les lui ai données. Pendant tout ce temps-là, j’ai dessiné beaucoup de nus. J’allais dans les académies, j’ai travaillé chez Colarossi, à la Grande Chaumière. Je faisais le modèle en y apportant des déformations, parce que c’était en moi. Je sentais, je faisais les choses ainsi.

Pour des raisons personnelles, je n’ai fréquenté personne. Je n’ai pas oublié les gens que j’avais connus, mais je ne les ai pas fréquentés. Je n’ai pas voulu rompre avec l’avant-garde, il n’y avait aucune hostilité de ma part.

Cela a vraisemblablement influencé mon travail, car l’absence d’environnement influence toujours quelqu’un, mais cela ne l’a pas anéanti.

Loin de Paris (1935-1946)

En 1935, je suis retournée à Strasbourg où j’ai dessiné des têtes d’enfants pendant près de trois ans. En 1936, j’ai refait des peintures, parce que j’avais à nouveau envie de peindre. Adam et Ève date de cette époque. J’ai essayé de ramener le sujet à quelques formes essentielles, à quelques constantes. C’est une espèce de synthèse, mais cela ne m’intéresse plus du tout ce que j’ai fait à cette époque. Il me semble que je faisais fausse route et j’en ai conclu la chose suivante : vivre dans une trop grande solitude est une erreur. On ne peut pas vivre complètement seule. Cet égarement se manifeste dans le travail. On n’est pas seule, on est avec les autres. C’est ma conclusion. Jusqu’à la guerre, j’ai fait des nus. Je doutais peut-être un peu de ma sévérité. C’était moins rigoureux que mes autres peintures, mais c’était le fait d’une recherche. J’en beaucoup détruit

Lorsque la guerre a commencé, j’ai d’abord été avec ma mère à Blois où nous avions un pied-à-terre. J’y ai beaucoup dessiné et peint d’après des modèles. En 1941, je suis partie à Toulouse jusqu’à la fin de la guerre. Je lisais beaucoup, je suivais des conférences remarquables sur la philosophie, des cours de l’abbé Breuil, du père Nicolas.

Retour à Paris (1946-1981)

À la fin de la guerre, je suis rentrée à Paris où j’ai repris mon travail. J’ai à nouveau exposé. J’allais aux réunions du Cercle Paul Valéry, je suivais les expositions. J’ai revu des gens : Gontcharova, Seuphor, Nicolas Schöffer, Arp, aussi, qui était très affligé par la mort de Sophie Taeuber.

Le premier endroit où j’ai exposé à nouveau – à part un groupe de peintres régionaux auquel j’ai participé à la fin de la guerre à Toulouse – c’est le Salon des Réalités Nouvelles, en 1948. Mes tableaux participaient d’une espèce de réalité imaginée. Ce qui m’intéressait beaucoup, c’était la couleur. Je cherchais en quelque sorte à me libérer de la droite. J’ai fait des incursions dans un domaine qui n’était pas le mien.

C’est à ce moment-là aussi que j’ai introduit le relief, qui commençait à me préoccuper, dans les tableaux.

En 1950, j’ai fait des dessins que j’ai exposés aux Réalités Nouvelles et à la Galerie Breteau, des dessins « érotiques ». Sans le vouloir, on introduit souvent en travaillant des fragments de corps ou quelque chose qui rappelle le corps. Chez Arp, par exemple, le corps réapparaît toujours. Cela s’est arrêté net en 1952. J’ai fait alors des dessins linéaires, je suis revenue à ma droite. La rupture s’est produite subitement. C’était un élan vers autre chose, j’ai abordé cela d’une façon inconsciente. J’ai fait une petite exposition de ces dessins à la galerie Voyelles en 1952. Del Marle est venu la voir et c’est lui qui m’a dit le premier : « Vous devriez faire cela sur des panneaux en mettant des fonds blancs. » J’ai fait un essai qui m’a passionnée. Il y a eu cependant un décalage dans le temps entre les dessins et les peintures. La ligne noire est peinte directement sur le fond, une ligne en appelle une autre et c’est une recherche pour tout équilibrer. Je cherche le tableau en le peignant. Dès 1953, j’ai mis des reliefs, car j’éprouvais le besoin d’accentuer certains points. C’est en 1960 que sont arrivées les sphères, mais elles me préoccupaient déjà depuis un certain temps.

Après les tableaux noirs et blancs de 1952-53, la couleur est revenue en douceur avec les « trois triangles » qui datent de 1954. J’aime assez les teintes éteintes, mais ce qui me préoccupe, maintenant, c’est d’opposer des tons stridents avec des tons éteints, mais ce qui me préoccupe, maintenant, c’est une affirmation de moi-même. Je dois devenir nette et compréhensible.

C’est à partir de 1952 que j’ai fait des collages. J’en avais fait un ou deux autrefois, d’esprit cubiste en 1925. Mon arrivée au collage est donc tardive, mais cela a été, en somme, une révélation de pouvoir exprimer rapidement, avec des matériaux différents, un certain son que ne peut avoir une peinture.

C’est vers 1957-1958 que j’ai commencé à faire des collages photographiques. J’avais la photo d’un tableau sur ma table et je me suis amusée, sans réfléchir, à coller des petits bouts de papier rouge que j’avais laissé traîner. Imre Pan est venu et a trouvé cela remarquable. Puis c’est devenu autre chose pour moi : en collant des reliefs sur une peinture, on arrive à une nouvelle peinture, c’est « une famille », toutes mes choses sont des familles, mais chacune est totalement transposée du fait du relief. La photo ne compte plus beaucoup, elle devient autre chose.

Depuis 1956, j’ai fait des petits dessins abstraits lyriques. Quand je faisais mes peintures linéaires, le travail était très dur et j’avais besoin d’une détente : c’est comme cela qu’ils sont venus. Mon premier spatial date de 1961. Il a d’abord été, en réalité, un collage-relief. Je l’avais fait avec des petits panneaux latéraux qui bougeaient et je l’ai montré Honegger qui s’est passionné pour cette chose, qui l’a emportée, et qui me l’a ramenée sur un petit socle. C’est de là que date cette recherche qui ensuite est encore devenue une recherche différente du reste. Fin 1962, j’ai eu un accident, et je ne voyais que d’un œil, j’ai travaillé ainsi ; mais j’ai été obligée de m’arrêter quand même en 1963.

J’ai été opérée en 1967. Cela m’a retardée. Ce n’est qu’après que j’ai pu entreprendre mes recherches sur les spatiaux. Je voulais aller beaucoup plus loin vers l’espace total.

Pour moi, mon travail maintenant est un départ vers autre chose.

source : Marcelle Cahn, « Biographie », dans Archives de l’Art contemporain, n°21, Paris, CNAC, 1972, p 48-61. Reparu sous le titre « Autobiographie », dans Lea Vergine, L’Altra metà dell’avanguardia 1910-1940. Pittrici e scultrici nei movimenti delle avanguardie storiche (Milan, Gabriele Mazzotta editore,1980, p. 149-155), ce texte écrit à la première personne résulte en fait de conversations avec Daniel Abadie, retranscrites par lui à l’occasion de la première grande exposition monographique et itinérante de l’artiste, initiée en 1972 par le Centre National d’Art Contemporain (CNAC). Les séquences géographiques qui scandent ce texte sont des ajouts, que nous avons jugés utiles à la compréhension de la vie de l’artiste.

Portrait de Marcelle Cahn.

Gerhard Weber. ‘L’Art de rendre significant l’insignificant : La production d’un demi-siècle de Marcelle Cahn’. Chroniques de l’art vivant, Paris, 13 mars 1972, 13.
haut de page